Juin 1961. Les photographes de la Ville de Montréal sillonnent le boulevard Décarie, depuis le chemin de la Côte-Saint-Luc au sud jusqu’aux voies ferrées du Canadien Pacifique au nord. Un grand chantier autoroutier va bientôt venir bouleverser le paysage et l’administration municipale souhaite documenter les abords du boulevard existant. Les photographes captent également de nombreuses images de l’avenue Coolbrooke, située juste à l’ouest du boulevard.
Les 198 clichés effectués à cette époque se retrouvent aujourd’hui dans nos archives photographiques. Une occasion unique pour nous de vous présenter un portrait complet de ce secteur avant que les pelles mécaniques n’en transforment complètement l’apparence. Une occasion également de revenir plus généralement sur l’histoire de cet axe nord-sud très ancien qui a joué un rôle important dans le développement urbain de l’ouest de la Ville.
Un grand merci à mon collègue Guy Gélinas, natif du quartier Snowdon, qui a numérisé ces clichés tout en fournissant de précieuses données à leur sujet.
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Aux origines
Traditionnellement appelé avenue Décarie, le boulevard Décarie reçoit officiellement son nom le 27 mars 1912, lors d’une assemblée spéciale du conseil municipal de Montréal. On souhaite alors perpétuer le souvenir de la famille Décarie, l’une des plus anciennes du quartier Notre-Dame de Grâce.
Jean Descarries fait en effet partie des premiers colons de l’île de Montréal. Maisonneuve lui concède en 1650 trente arpents de terres au Coteau-Saint-Pierre, qui correspond à une portion majeure du secteur actuel de Notre-Dame-de-Grâce. La famille Décarie va longtemps posséder d’importantes propriétés dans les anciennes municipalités de Westmount, Saint-Laurent et Notre-Dame-de-Grâce. Avec ces terres fertiles, les Décarie vont notamment cultiver un melon qui les rendra célèbres à travers le monde. Populaire pour sa saveur et son gigantisme, ce melon à la chair verte pâle et au goût sucré fera les délices des convives dans les hôtels chics de Montréal (Windsor), de New York ou de Boston.
Plusieurs Décarie s’illustrent également dans le domaine politique : Daniel-Jérémie Décarie devient notamment le premier maire de Notre-Dame-de-Grâce (de 1877 à 1904). Son fils, l’avocat Jérémie-Louis Décarie, poursuit dans la même voie : député à l’assemblée législative du Québec, il termine sa carrière comme juge en chef de la cour des sessions de la paix à Montréal.
Le boulevard Décarie avant 1960
Toute la zone entourant l’actuel boulevard Décarie (depuis la rue Saint-Jacques jusqu’aux voies ferrées du CPR) est longtemps consacrée à l’agriculture. Les fermes y côtoient les paysages bucoliques.
Au sud, vers 1850, il n’y a que 70 familles d’agriculteurs sur le Coteau-Saint-Pierre, qui demeure très mal desservi. La rue Notre-Dame-de-Grâce (future portion de l’actuel boulevard Décarie) devient peu à peu le cœur du village du même nom. À partir de la fin du 19e siècle, la rue est progressivement lotie, d’abord sur le côté ouest, ensuite sur le côté nord-est.
Plus au nord, James Snowdon achète dès 1824 60 acres de terres, qu’il consacre à la culture des pommes. Là aussi, les vergers côtoient la nature, alors que les environs de l’actuel chemin Queen-Mary font surtout le bonheur des citadins en quête de villégiature. Certes, l’axe nord-sud qui doit devenir le boulevard Décarie existe déjà, mais il demeure très peu habité. Des lotissements sont présents au tournant du 20e siècle, mais peu de bâtiments se construisent dans les faits.
L’urbanisation du territoire va démarrer grâce à la mise en place progressive des différentes lignes de tramways. Ces nouvelles lignes contournent désormais la montagne et convergent vers la « Snowdon junction » (la gare située à l’intersection de Décarie et de Queen-Mary). L’essor du transport collectif incite la construction de plusieurs immeubles le long des grands axes de circulation, à partir de 1915-1930. De grandes maisons massives à toit plat et de trois ou quatre étages font leur apparition. Parées de briques et de pierres, plusieurs sont construites autour de cours intérieures en formes de U. Hors des artères principales, on retrouve beaucoup de duplex à toit plat et quelques habitations plus anciennes, notamment sur l’avenue Coolbrooke.
De nombreuses familles s’installent de plus en plus au nord, jusqu’au secteur de Saint-Laurent : le boulevard Décarie prend de l’importance comme axe de circulation nord-sud. Longtemps bordé de champs et de vergers, le boulevard devient une véritable artère commerciale dans les années 1930. Les dernières fermes disparaissent et la route est prolongée au nord jusqu’à la rue Jean-Talon en 1932.
De nouvelles institutions d’importance s’implantent aux alentours. L’Université de Montréal, l’Oratoire Saint-Joseph et le Centre hospitalier St. Mary font leur apparition. Le splendide théâtre Snowdon présente des « vues animées » à partir de février 1937. Malheureusement pour les plus jeunes, l’accès est interdit aux moins de 16 ans, et ce depuis le désastre du Laurier Palace dix ans plus tôt.
La Snowdon junction devient très achalandée alors que s’y croisent les tramways no 29 (Outremont), 83 (Windsor-Garland), 65 (Central station), 17 (Cartierville et le parc Belmont!) ou 19 (Hampstead). À ces transports s’ajoutent les trams d’observation qui proposent une visite des plus beaux panoramas montréalais.
C’est après 1945 que l’urbanisation s’accélère. L’immigration d’après-guerre afflue depuis l’Europe. De nouvelles institutions continuent de s’installer dans le secteur. Les petites boutiques font souvent place à des grands magasins. Un Woolworth’s s’implante au coin de Coolbrooke et Queen-Mary. Steinberg et Zeller’s font également une entrée remarquée. De nombreux rez-de-chaussée résidentiels sont convertis en commerces. Les concessionnaires automobiles se multiplient, parmi lesquels l’omniprésente bannière Cummings. Le territoire aux alentours se couvre de constructions résidentielles multifamiliales.
Avec la disparition des tramways et le passage aux autobus dans les années 1950, la « Snowdon junction » disparait au profit d’un nouveau terminus (Garland), construit plus au nord le long du boulevard Décarie.
Le boulevard Décarie juste avant l’autoroute (1958-1962)
En 1961, le territoire immédiat traversé par le boulevard Décarie compte une population d’environ 45 000 personnes. Cette population vieillissante est implantée depuis longtemps dans le quartier. Seul le secteur situé au nord de Queen-Mary demeure dynamique, avec une augmentation annuelle de 2,4% de ses habitants. 33,5% de cette population est anglo-saxonne, 23,9% fait partie de la communauté juive et 20,9% est francophone. Les salaires et le niveau de vie sont globalement supérieurs à la moyenne montréalaise : 14,8% des habitants du quartier sont en affaires, alors que la moyenne montréalaise est de 7,2%.
Dans les années 1950, l’usage de l’automobile s’accroît considérablement. En septembre 1958, on compte 240 000 véhicules à Montréal et 325 000 sur l’île. 55% des ménages possèdent une voiture en 1961 alors que l’industrie du camionnage se développe parallèlement. Les infrastructures routières sont débordées et régulièrement encombrées.
Le boulevard Décarie n’échappe pas au phénomène. À la fin des années 1950, la circulation y dépasse de beaucoup sa capacité, aux heures de pointe, et plus généralement pour environ 70% du temps. En septembre 1958, on compte en moyenne 4039 véhicules par heure à l’intersection de l’avenue Van Horne. Par jour, c’est environ 45 000 véhicules qui font un passage dans ce secteur. À cela s’ajoutent les autos qui transitent par les petites rues parallèles.
Le boulevard Décarie compte alors deux voies au sud de Queen-Mary (nord/sud) et quatre voies pour la portion nord menant au Métropolitain. Le temps moyen pour circuler depuis la rue Saint-Jacques jusqu’à la Côte-Vertu est de 18,5 minutes. Cette durée augmente toutefois lors des courses de chevaux à l’hippodrome Blue Bonnets ou en fonction du trafic généré par l’aéroport Dorval.
La circulation excessive sur Décarie fait régulièrement les manchettes. On dénonce l’inefficacité du rond-point Côte-de-Liesse (qui sera éventuellement remplacé par l’échangeur actuel). L’artère compte 7 des 20 intersections les plus dangereuses de Montréal. En 1964, on parle ainsi de 146 accidents et de 16 blessés pour l’intersection Jean-Talon / Décarie, ce qui revient à un accident toutes les 60 heures.
Les médias, tout comme le service d’urbanisme de la Ville, soulignent l’urgence de la construction d’une autoroute Décarie, en tranchée, avec au minimum 6 voies de circulation. Si l’on ne remet pas en question l’accroissement inéluctable du nombre d’automobiles à Montréal, il est toutefois déjà question de l’importance de développer des moyens de transports collectifs adéquats en parallèle. Les recommandations émises à l’époque évoquent ainsi la mise en place d’une voie réservée express qui pourrait éventuellement être remplacée par un réseau rapide sur rails.
L’ère du tout-à l’automobile et l’Expo 67
Le projet d’autoroute Décarie de la Ville est toutefois vivement critiqué, notamment par la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. Il aboutit momentanément sur les tablettes au début des années 1960. L’administration municipale va rapidement revenir à la charge, ayant recours à Expo 67 comme nouveau justificatif, cette fois avec succès.
De façon générale, Montréal entame à cette époque une importante modernisation de son réseau de voies rapides et de ponts. D’une part, l’achalandage automobile est de plus en plus important. D’autre part, Montréal souhaite répondre aux besoins générés par la tenue de l’Exposition universelle à venir. Ce dernier élément va jouer un rôle déterminant dans la mise en chantier rapide des nouvelles infrastructures.
Expo 67 permet en effet la réalisation de la majorité des chantiers envisagés. Avec la confirmation d’une aide fédérale et provinciale, Montréal se montre très ambitieuse pour ce qui est des nouvelles autoroutes. Cette fois ci, le financement n’est plus un problème. Tous les paliers gouvernementaux s’entendent pour aller de l’avant, qui plus est de façon accélérée, puisque l’Exposition universelle doit se tenir quelques années plus tard.
Outre le Métropolitain qui existe déjà, la Ville va donc vivre une kyrielle de chantiers majeurs dans les années 1960, incluant ceux du pont Champlain, du pont-tunnel Louis-Hippolyte-Lafontaine et des autoroutes Décarie, Bonaventure, Côte-de-Liesse, de la Rive-Nord, de la Rive-Sud. Cet immense réseau sera bonifié dans les années 1970, notamment avec la mise en place de l’autoroute Ville-Marie.
La construction de l’autoroute Décarie
L’autoroute Décarie est creusée en tranchée et comporte 6 voies rapides. Au nord du chemin Queen-Mary, l’autoroute s’insère dans l’emprise de l’ancien boulevard mais au sud, la démolition d’îlots résidentiels est nécessaire. Les expropriations visent essentiellement la portion située au nord du chemin de la Côte-Saint-Luc. L’immense immeuble de la Banque royale situé au coin de Queen-Mary est démoli.
La construction d’une artère de cette importance dans un secteur urbain aussi densément peuplé constitue en soi un véritable tour de force. Il faut d’abord compléter le déplacement de milliers de pieds de conduites de services publics (égoût, aqueduc, conduites de gaz et d’électricité»). Ce sont ensuite 12 voies de circulation qu’il faut mettre en place, dont 6 en tranchée. On compte au total 28 nouvelles structures élevées, 3 tunnels sous les 3 voies ferrées existantes, un tunnel de 750 pieds de longueur entre les rues Grover – Hill et Notre-Dâme-de-Grâce, un passage surélevé pour piétons et 3 viaducs permettant les demi-tours.
En 1965, les travaux de construction de l’autoroute Décarie battent leur plein, causant bien des tracas aux habitants du quartier. On multiplie les chantiers, les fermetures et les détours. « La plupart des rues sont fermées, on ne sait plus par où passer ». « C’est insensé, il faut toujours qu’ils creusent partout ». Nombre de résidents dénoncent la situation générée par ces travaux, surnommés « l’enfer du boulevard Décarie » par certains journaux. Les travaux se poursuivent été comme hiver, alors qu’on creuse les gigantesques tranchées et qu’on installe les coffrages pour couler le béton. Cinq entrepreneurs se partagent les travaux.
C’est une course contre la montre pour finir l’autoroute à temps pour le début d’Expo 67. On opte même pour un revêtement rapide d’asphalte temporaire. Les coûts de l’autoroute sont élevés (on parle alors de 45 millions pour les 4 milles mis en place, soit une somme équivalant à 367 millions de nos jours). Les six voies de dessertes ouest et est entre le Métropolitain et la rue Saint-Jacques sont terminées en décembre 1966. La nouvelle autoroute est officiellement ouverte à la circulation le 25 avril 1967, deux jours avant le début d’Expo 67.
Pour les résidents du secteur, cela aura toutefois des conséquences, encore méconnues à l’époque : gaz polluants stagnant dans la tranchée, bruit environnant élevé ou passage accru de poids lourds feront ainsi partie des incidences négatives générées par la transformation radicale de ce secteur.
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Pour accéder à :
Notre album Flickr de 121 photos :
L’inventaire photographique complet de 1961 dans notre catalogue :
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https://archivesdemontreal.ica-atom.org/boulevard-decarie-6-juin-1961-13
https://archivesdemontreal.ica-atom.org/boulevard-decarie-6-juin-1961-14
https://archivesdemontreal.ica-atom.org/boulevard-decarie-7-juin-1961
https://archivesdemontreal.ica-atom.org/boulevard-decarie-7-juin-1961-1
Sources :
Archives de la Ville de Montréal. Dossier thématique R3209 : boulevard Décarie.
Conrod, Bill. 2006. Memories of the Snowdon in the 50’s.
Lalonde, Girouard & Letendre, ingénieurs-conseil. Avril 1959. Autostrade Décarie Expressway = Rapport préliminaire. https://archivesdemontreal.ica-atom.org/autostrade-decarie-expressway-rapport-preliminaire-lalonde-girouard-letendre-ingenieurs-conseil
Linteau, Paul-André. 1192. Histoire de Montréal depuis la Confédération.
Service d’urbanisme de la Ville de Montréal. 1961. L’artère Décarie – Réalités et perspectives. Archives de la Ville de Montréal. VM097-Z-D006 https://archivesdemontreal.ica-atom.org/lartere-decarie-realites-et-perspectives-1961
Ville de Montréal. 1992. Notre-Dame-de-Grâce : le patrimoine de Montréal. Collection Pignon sur rue.
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Ville de Montréal. Répertoire historique des toponymes montréalais. https://ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=1560,11241558&_dad=portal&_schema=PORTAL
Ville de Montréal. Grand répertoire du patrimoine bâti de Montréal. https://patrimoine.ville.montreal.qc.ca/inventaire/fiche_zone.php?zone=oui&requete=simple&id=1104
Ville de Montréal, Service de la mise en valeur du territoire et du patrimoine. 2005. Évaluation du patrimoine urbain : arrondissement de Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce. https://ville.montreal.qc.ca/pls/portal/docs/page/patrimoine_urbain_fr/media/documents/04_evaluation_patrimoine_cdn.pdf
Wolford, Alexandre. 2015. Le choix du tout-à-l’automobile à Montréal (1953-1967) : un contexte propice à l’aménagement de l’échangeur Turcot. https://archivesdemontreal.ica-atom.org/le-choix-du-tout-lautomobile-montreal-1953-1967-un-contexte-propice-lamenagement-de-lechangeur-turcot-mai-2015
Passionnant reportage! J’habite sur Saranac depuis plus de 4o ans et j’étais venue à l’âge de 18 ans pour un voyage de 3 mois. Merci de toutes ces précisions qi m’ont transportée dans un temps que je ne pouvais pas connaître!
https://www.facebook.com/groups/1395357620806687/?ref=share_group_link
Pour en connaître encore plus sur cet arrondissement!
Je demeurais sur Queen Mary en face de Trans-Island dans les années 40-50 ces photos me rappelle beaucoup de souvenirs Merci