L’influenza de 1918-1919 à Montréal : « Le baromètre tragique »

Du début du mois d’octobre 1918 jusqu’à la fin novembre, les grands quotidiens montréalais reproduisent tous les jours le tableau des nouveaux cas d’influenza dans la ville et ses décès. Préparé par le Bureau de santé de la Ville de Montréal, ce relevé se voit attribuer le titre de « baromètre tragique » par le journal La Patrie.

Cette maladie virale, mieux connue sous le nom de grippe espagnole, apparaît timidement dans les médias écrits en août. Dans son édition du 26 septembre, Le Canada mentionne que 30 000 soldats américains sont infectés et que 155 d’entre eux en sont morts. Le lendemain, ce même quotidien précise qu’elle « est entrée au Canada et déjà on en signale les ravages en plusieurs endroits de la province (p. 4) ». De plus, le journaliste conclut en exprimant des souhaits.

Nous espérons que les autorités compétentes prendront les meilleures mesures que la science connaisse pour l’enrayer et en préserver les parties du pays qui en sont encore exemptes (p. 4).

Dr. Séraphin Boucher . - 1926. VM094-Z1344-1. Archives de la Ville de Montréal.

Dr. Séraphin Boucher . – 1926. VM094-Z1344-1. Archives de la Ville de Montréal.

Le docteur Séraphin Boucher, à la tête du Service de santé, fait par ailleurs publier deux circulaires de prévention : la première s’adresse aux directeurs d’école ; la seconde, à la population. Dans les jours qui suivent, la confusion règne dans le monde de l’information. La Patrie du 1er octobre souligne que la grippe « sévit surtout chez les soldats : 89 militaires malades à Montréal », mais le lendemain, elle titre en première page : « On meurt de la grippe à Montréal ». De son côté, Le Canada du 3 octobre consacre un entrefilet plutôt optimiste.

La grippe n’a encore fait que quelques victimes à Montréal et nous n’avons heureusement aucun décès à enregistrer. Les précautions recommandées ont eu l’effet voulu ; et pour peu qu’on y tienne le temps voulu, il y a tout espoir que nous pourrons éviter une épidémie toujours pénible, sinon très dangereuse (p. 4)

Deux parutions plus tard, le quotidien se ravise : « Nous regrettons d’avoir à reconnaître que nous avons été quelque peu optimistes au sujet de la grippe espagnole. La maladie s’est infiltrée parmi nous… (p.4) ». À compter de ce moment, tous utilisent les termes « fléau », « ravages », « épidémie », « lutte » et « combat » dans leurs éditions. L’influenza croît dramatiquement dans la semaine du 7 octobre. Le service municipal émet ses premières restrictions[1] alors que le gouvernement du premier ministre Lomer Gouin donne au Conseil provincial d’hygiène les pleins pouvoirs en matière de santé publique.

Les morts se succèdent. Au début, ils sont souvent identifiés : Dr Romulus Falardeau, 34 ans, chirurgien-chef de l’hôpital Sainte-Justine ; John O’Leary, 24 ans, après trois journées de maladie ; Eugénie Charrette, 21 ans, après 4 jours, fille unique du détective Hector Charrette. Le vendredi 11 octobre, La Presse fait sa une avec les 59 morts et les 398 nouveaux cas. Le nombre de défunts atteint un premier sommet le 14 octobre avec 165. Jusqu’au 25, ce nombre va osciller entre 125 et 201 avant de commencer à décroître sauf pour le 28 où la mortalité bondit à 142. À compter du début de novembre, les décès diminuent rapidement passant de 58 le 2 à moins de 10 à partir du 13 du même mois (voir le graphique des décès).

L'influenza à Montréal 1918 - Décès par jour

Quant au nombre d’affections, il augmente de manière graduelle jusqu’au 14 alors qu’il grimpe de près de 400 % en une seule journée, passant de 378 à 1878. Trois jours durant, ce nombre dépasse le millier pour redescendre et repartir de plus belle les 21 et 22 octobre avant de diminuer de façon continue hormis le 28 avec ses 1148 différents cas.

Le graphique ci-dessous, qui recense les nouveaux cas et décès, nous montre aussi d’importantes chutes. Le 20 octobre, on en compte 40 contre 617 la veille tandis que le 27, on passe de 487 le jour précédent à 19 et pour remonter à 1112 le lendemain. Tout comme pour la mortalité, ce n’est pourtant qu’au début de novembre que s’amorce le déclin. Est-ce que les chiffres des 20 et 27 octobre apparaissent valides ? Bien sûr, ils proviennent du Bureau de santé. En revanche, des médecins omettent de fournir à temps la liste des malades. Ce manque de diligence oblige les autorités à rajouter 1905 affections à la fin novembre. Le Canada du 4 décembre en rapporte 46 des mois précédents transmis que récemment à l’instance sanitaire municipale.

Influenza à Montréal 1918 - Cas et décès par jour

Avec le déclin des cas et des décès s’amorce également une diminution de la place qu’occupe l’influenza dans l’information écrite. Notons aussi l’espace important qu’accapare déjà dans les journaux la Première Guerre mondiale. La perspective de la fin du conflit et l’Armistice du 11 novembre vont reléguer la maladie à de courts articles dans les pages intérieures. En décembre et début janvier, à quelques reprises, Le Canada titre que l’épidémie « est toujours menaçante », qu’elle « constitue une menace constante » ou « qu’elle ferait encore de grands ravages à Montréal ». Durant ces deux derniers mois, en moyenne, ce sont 7 personnes chaque jour qui décèdent de la « grippe espagnole ».

À la fin de janvier 1919, le directeur Séraphin Boucher du Bureau de santé fait parvenir un bilan à la demande des autorités fédérales canadiennes. Contrairement aux données journalières fournies aux quotidiens, le rapport présente les chiffres par semaine. On y mentionne que l’épidémie s’est déclarée le 23 septembre, peu de temps avant la parution des deux lettres circulaires de l’administration municipale. La chronologie se divise en deux périodes. Pour la première, à partir du déclenchement jusqu’à la fin des restrictions le 11 novembre, on calcule 18 483 malades signalés. Lorsqu’on utilise le tableau des cas quotidiens publiés dans les journaux, additionnés de ceux qui sont inscrits en retard, on arrive sensiblement à un montant équivalent. Pour la seconde période, qui se rend à la fin janvier 1919, on ajoute 916 nouvelles infections pour un total de 19 399. Quant aux décès, leur nombre s’élève à 3 639 pour Montréal, soit 18 % des personnes atteintes, scindé entre ceux qui meurent de l’influenza (2 415) et ceux qui succombent de complications pulmonaires (1224).

L'influenza à Montréal 1918-1919 - Cas et décès par semaine

Au moment de la rédaction du rapport Boucher, la population montréalaise se chiffre à 640 000. Le pourcentage de femmes et d’hommes frappés par l’influenza dans les quartiers de la ville s’élève à 3 % et le nombre de décès est de 0,6 %. Pour l’ensemble du Québec, la maladie atteint 530 000 personnes et 14 000 en périssent. Les statistiques montréalaises correspondent donc à 4 % des cas québécois mais à 25 % de la mortalité dans la province.

Comme à chaque épidémie, la Ville de Montréal paie un lourd tribut en matière de pertes humaines. Celles du siècle précédent (choléra, typhus et variole) ont causé la disparition de plus de 13 000 individus. Toutefois, ce fléau mondial qu’est l’influenza de 1918-1919 ou « grippe espagnole » affecte près d’un demi-milliard de personnes et entraîne dans la mort entre 20 et 50 millions d’entre eux.

[1] Un prochain texte sera consacré aux restrictions émises par le Bureau de santé de la Ville de Montréal

Sources :

Épidémie de grippe espagnole (Influenza). Rapport sur l’épidémie de grippe espagnole ayant sévi à Montréal à partir du 23 septembre 1918… 6 février 1919. VM166-D00868-12-3.

Fahrni, Magda. « Elles sont partout… » : les femmes et la ville en temps d’épidémie, Montréal, 1918-1920. Revue d’histoire de l’Amérique française, 2004, vol. 58 nos 1, p. 67–85. https://doi.org/10.7202/010973ar 

Goulet, Denis. « Les grandes épidémies qui ont frappé le Québec ». Québec-Science. 2 avril 2020 https://www.quebecscience.qc.ca/sante/grandes-epidemies-quebec/

La Patrie, 1er octobre 1918 au 16 novembre 1918

La Presse, 1er octobre 1918 au 16 novembre 1918

La semaine religieuse de Montréal : Vol. 72, no 17 (21 oct. 1918) p.259-260,  https://www.canadiana.ca/view/oocihm.8_04695_1872

Le Canada, 23 septembre 1918 – 1er février 1919

La semaine religieuse de Montréal : Vol. 72, no 19 (4 nov. 1918) p.293-295,  https://www.canadiana.ca/view/oocihm.8_04695_1874

La semaine religieuse de Montréal : Vol. 72, no 20 (11 nov. 1918) p.306,  https://www.canadiana.ca/view/oocihm.8_04695_1875

Learning from Past Pandemics: Resources on the 1918-1919 Influenza Epidemic in Canada, https://activehistory.ca/2020/04/learning-from-a-past-pandemic-resources-on-the-1918-1919-influenza-epidemic-in-canada/

Robert, Mario, Paul-André Linteau et Léon Robichaud. Chronologie de Montréal. Montréal, Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal, 2015 — . https://chronomontreal.uqam.ca

 

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4 réponses à L’influenza de 1918-1919 à Montréal : « Le baromètre tragique »

  1. Michel Turcotte dit :

    Très intéressant cet article.

    102 ans plus tard, Montréal est encore durement touchée, mais elle saura se relever !

  2. Marie Desormeaux dit :

    On ne peut s’empêcher de comparer les paradigmes de l’époque et ceux d’aujourd’hui. Merci pour ce retour dans l’histoire montréalaise, très apprécié!

  3. Anne-Marie Jeannotte dit :

    Hommage ici à mon arrière-grand-père, Dr Séraphin Boucher, qui eut à gérer cette crise avec les moyens moins évolués que ceux d’aujourd’hui. Mais on remarque tout de même que les décisions prises alors étaient les mêmes que maintenant. On ne réinvente pas la roue, d’une certaine façon!

    • Gilles Tasse dit :

      Bonjour madame Jeannotte,

      Nous faisons justement un webdoc interactif et éducatif à l’UQAM sur la transformation de l’industrie laitière à Montréal et votre grand-père est l’un de nos personnages. Je vous tiens au courant si vous désirez. [email protected]

      Gilles Tassé

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